• Les fourmis sont apparues cent millions d'années avant l'homo sapiens, et elles sont toujours. Le gingko biloba, un arbre des périodes géologiques est actuellement toujours aussi vivant que le cœlacanthe (410 millions d'années), animal marin des grandes profondeurs qui côtoie des espèces aussi antédiluviennes que lui et dont on découvre occasionnellement l'un ou l'autre spécimen. Ils sont là, malgré les cinq grandes extinctions qui sévirent sur Terre.

     

    La plupart des autres animaux peuvent, très rapidement, s'en sortir seuls sitôt ou peu après la naissance. Ils connaissent les végétaux dont ils peuvent se nourrir, ils savent nager ou voler, vivre en communauté et en paix. Malades, ils connaissent les plantes qui soignent. Exceptions faites des « tribus » de fourmis agressives (encore faudrait-il pouvoir déterminer assurément la cause de cet état) qui se massent en colonie pour aller en détruire d'autres, mis à part quelques oiseaux qui aiment à prendre la place, au nid, d'un oisillon d'une autre espèce, les animaux ne se font pas la guerre. Lorsqu'ils s'affrontent ils s'en tiennent à de l'intimidation. Ce n'est pas de la lâcheté, c'est de la prudence, du bon sens. La première blessure pouvant avoir des conséquences mortelles, seul importe la survie de l'espèce, non l'obstination dans une stupide et inutile lutte à mort qui la mettrait rapidement tout entière en péril. Enfin, les animaux connaissent la coopération, voire l'entraide, de manière innée.

     

    Si les dinosaures ont vécu environ 165 millions d'années, l'homme « civilisé » tiendra-t-il encore 50 générations ? Quant à la vie, malgré les grandes extinctions, elle n'a jamais disparu. Seule différence, une espèce disparue l'est à jamais. L'espèce humaine, qui à l'échelle du temps cosmique vient à peine d'apparaître et de sévir, il faut le rappeler, se caractérise par ses comportements dévastateurs, par sa propension à une créativité débordante, envahissante, sa hâte à produire, sa boulimie d'énergies en tous genres et sa manie d'exploiter à outrance ce que la planète a mis des millions d'années à créer, et pas forcément pour son usage personnel. Doté de la conscience du « temps qui passe », il ne vit que dans le court terme. Disons-le, il s'agit d'une espèce extra-ordinaire. Mais est-elle conçue pour durer ? Rien n'est moins sûr.

     

    Aucune espèce animale ou végétale ne s'évertue, comme les humains, à massacrer ses congénères, et ce depuis des millénaires. Dès sa naissance, l'humain se différencie de tous les autres animaux : c'est un polyhandicapé, il ne sait rien faire seul, n'a aucune autonomie, ne connaît rien de son environnement et doit, des années durant, dépendre de ses géniteurs, de la société dans laquelle il vit. Son apprentissage est laborieux. C'est au péril de sa vie, tout au long des générations qu'il a su reconnaître les champignons vénéneux, les plantes toxiques, les animaux dont il faut se défier. Il a appris à construire une kyrielle de prothèses mécaniques, électroniques, chimiques pour se sustenter, se mouvoir, massacrer ses congénères. Pour dominer ceux-ci, il a appris à se créer des dieux, des dogmes, des lois, tout un arsenal psychologique et justicier qui n'a de valeur, de sacré, qu'à ses seuls yeux.

     

    Spéciste-né, c'est le seul animal qui est parvenu à étouffer en lui l'instinct de survie du seul fait de sa prolifération démentielle. Pour une découverte qui puisse être qualifiée de vraiment utile à l'ensemble de la société et sans conséquences dommageables pour l'environnement, il en fait cent autres nocives. Rien, surtout pas le pire, ne l'arrête. C'est le seul animal qui peut occulter volontairement son bon sens, c'est le seul réellement nuisible et pour lui et pour la planète entière que la Terre ait engendré. C'est le seul qui, sachant cela, peut continuer à chanter, danser, gaspiller, exploiter, tuer, faire le pitre, polluer et perdre son temps à des stupidités. C'est le seul qui, lorsqu'il sait qu'il va être précipité dans le vide poursuit néanmoins sa course...

     

    Une question de valeur

     

    Il doit y avoir un grave problème de valeur. Une valeur est ce qu'un être humain hisse au premier plan de ses préoccupations, de ses envies, de ses projets, bref de sa vie. Elle relève à la fois du plaisir du moment ou espéré, de la notoriété vécue ou attendue, du pouvoir qu'elle peut supposer apporter ou conforter. Exemple : la valeur de l'alpiniste qui gravit, seul et sans système d'assurage, une paroi très difficile et qui, vraisemblablement risque mille fois de se tuer, n'est pas la vie, qu'il devrait en toute logique protéger. Non, ce qui motive son acte c'est le sentiment qu'il fait naître en lui, l'estime qu'il aura à ses propres yeux, le prestige, la notoriété qu'il peut en espérer, l'honneur d'avoir eu l'audace, le courage (cela reste toutefois discutable) dont il aura fait preuve mais qui ne sera d'aucune utilité à la communauté. Le seul plaisir de se sentir capable de faire une telle chose semble suffire à escamoter le drame qu'il peut susciter, pour lui-même et ses proches.

     

    Idem pour l'amateur de vitesse sur route, qui fait une confiance totale dans sa mécanique autant que dans ses réflexes, mais agit en vertu de son seul plaisir en bravant les interdits du code de la route et en mettant délibérément, en toute connaissance de cause, la vie d'autres usagers de la route en jeu. Le processus est toujours le même. Le politicien qui se mue peu à peu en dictateur sait pertinemment ce qu'il risque, le jour où son règne prendra fin, le jour des règlements de compte, mais fort de ses complices, d'une armée de fidèles, il s'obstine à asservir, appauvrir, violenter son peuple envers et contre tout. Sa valeur n'est pas la vie d'autrui ni son bien-être, c'est son intime conviction qu'il doit en être ainsi, que lui seul est digne d'agir de la sorte et que le sort la désigné pour connaître l'ivresse de la domination de millions de gens. C'est la forme la plus cruelle, la plus horrible, la plus inhumaine de l'égoïsme.

     

    Que le fait soit estimé « héroïque », exemplaire ou non, la provocation, l'incitation à l'imitation joue peut-être son rôle dans maintes attitudes qui paraissent insensées. L'homme qui s'ennuie et dispose de moyens techniques est un bravache, devient vite dangereux, pour lui-même comme pour les autres. Il aime à « pousser ses limites », le plus souvent bêtement. On peut en conclure que la vie n'est pas du tout la première de toutes les valeurs chez beaucoup d'humains.

     

    Selon le moment, l'occasion et les moyens, cette valeur-là supplante instantanément l'instinct de survie. Le chercheur qui travaille dans son laboratoire à la mise au point d'une bombe à fragmentation ne songe pas forcément à l'horreur qu'engendrera l'impact, au niveau des personnes et ce qu'il en découlera à tous points de vue pour l'avenir, puisqu'il sera loin et continuera de vivre sa petite vie de chercheur à ce moment-là. Non, il n'est pas un « méchant », il fait simplement ce pour quoi on le paie, il fonctionne et obéit à l'autorité, il peut même se payer le luxe de se donner bonne conscience en se disant que ce ne sera pas lui qui la lancera et qu'il œuvre à sa manière pour ramener la paix quelque part, et aussi un peu pour continuer à justifier les subsides qu'il reçoit, etc.

     

    L'instinct de survie dont nul ne devrait pouvoir se départir dès la naissance, dicte parfois des attitudes honorables, mais trop souvent c'est le contraire que nous constatons. L'espèce humaine comporte quelques sous-espèces types. Sans que l'énumération en soit ici exhaustive, on peut reconnaître les altruistes, les pacifistes, les environnementalistes, les solidaires, les généreux, les patients, les prudents,… On décèle tout aussi rapidement les autoritaires, les vindicatifs, les égoïstes, les revanchards, les cruels, les rancuniers, les prétentieux, les provocateurs,… De même pour les passifs, les indifférents, les soumis, les opportunistes, les cupides, les traîtres, les avares, les harceleurs, les sans vergogne,...

     

    De ces traits de nature ou occasionnels, il est évident que des attitudes-clé façonnent la plupart des personnalités humaines. Mêmes si celles-ci peuvent s'agrémenter de l'une ou l'autre facette contradictoire, voire d'un cumul de tares, il n'en reste pas moins que les valeurs qui sous-tendent ces attitudes sont, la plupart du temps, fort éloignées de l'instinct de survie.

     

    Cette intelligence, dont il est si fier, ne lui sert finalement pas à grand-chose. Même pas à voir le bout de son nez, même pas à ne pas à s'abstenir de donner un prix à la vie, puisqu'elle ne coûte plus rien, n'a plus la moindre valeur dès lors qu'au nom d'une « bonne cause » on se permet de trucider des milliers de gens pour s'arroger leur territoire, leurs terres, quelques puits de pétrole, leurs réserves d'eau potable, une forêt.

     

    Oui, mais l'homme parvient malgré tout à vivre en communauté, c'est un animal grégaire, dira-t-on. Disons surtout qu'il se supporte. Les tensions couvent, toujours et partout, un rien suffit à mettre le feu aux poudres, la tolérance hypocrite, souriante ou méprisante n'étant bien souvent qu'une façade, un pis-aller devant une contrainte qu'impose l'agglutinement invraisemblable des cités. Le vivre-ensemble n'a jamais empêché ni la haine, ni l'obscurantisme, ni les injustices. La valeur de la citoyenneté, dans cette folle balance, ne pèse pas lourd, et quoi d'étonnant lorsqu'on sait que les trois-quart de la planète ne veulent pas d'une saine démocratie, ce qui demeure un comble. On peut comprendre que l'exemple de la prétendue démocratie que l'Occident s'efforce d'« offrir » au reste du monde ne prête guère à lui faire une confiance enthousiaste.

     

    Et donc, quoi d'étonnant qu'aux yeux de millions de personnes il ne saurait s'agir d'une valeur digne d'être défendue, au moins autant que celle de la vie. Cherchez l'erreur.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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